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Texte de l'intervention de E. Ntakirutimana lors de la conférence "Défis d'intercompréhension dans les projets Nord Sud" du 24 octobre 2019

Le monde entier, plus que par le passé, est déterminé à sauvegarder la diversité linguistique et culturelle pour des raisons humaines et humanitaires évidentes. Cet engagement risque toutefois de brouiller l’intercompréhension dans ce monde qui nous appelle à coopérer pour mieux opérer. Qui dit collaboration, dit compréhension mutuelle, cela va sans dire. Dans une situation de plurilinguisme, le recours à la traduction, en tant qu’outil de communication, est incontournable. Il sied alors de se demander si elle est toujours possible, utile et suffisante. Mon intervention revient sur deux obstacles majeurs qui hantent l’intercompréhension en matière de recherche et de coopération Nord-Sud, à savoir les barrières linguistiques et extralinguistiques.

Défis d’intercompréhension dans les projets de coopération et de recherche Nord-Sud, de Évariste Ntakirutimana

La connivence linguistique est une condition nécessaire pour la réussite d’une activité collaborative

0. Introduction

L'intercompréhension est une pratique de communication consistant à parler ou à écrire dans sa langue avec un locuteur d'une autre langue. Le fait que les lexiques de deux langues soient proches donne une première chance d’intercompréhension. Encore mieux si, en plus du lexique, la syntaxe de ces langues est la même ou presque. Mais, il y a loin de la coupe aux lèvres. Le plurilinguisme actuellement favorisé par l’engagement mondial pour la sauvegarde de la diversité linguistique et culturelle brouille l’intercompréhension. Dans ce monde qui nous appelle à coopérer pour mieux opérer, la connivence linguistique est impérativement une condition nécessaire pour la réussite des projets collaboratifs.

Par les temps qui courent, l’intercompréhension est principalement motivée par la conduite des affaires, lato sensu, la recherche et la coopération sont indubitablement des formes de coopération. La connivence linguistique favorise l’affinité dans la collaboration (marchés) et réduit les frais de transaction (traduction).

  1. Formes de connivence linguistique

Dans le cadre de la recherche et de la coopération Nord-Sud, je dois mentionner deux grands cas de figures : la connivence linguistique médiate et la connivence linguistique immédiate.

1. Connivence linguistique médiate

L’un des interlocuteurs parle le français ou l’anglais, deux grandes langues de large diffusion et l’autre parle une des nombreuses langues africaines. Le lexique et la syntaxe sont alors différents. Dans ce cas précis, l’intercompréhension est inéluctablement assurée par la traduction. Celle-ci étant une opération relative dans son succès, il y a lieu de nous demander si elle est toujours possible, utile et suffisante pour maintenir la connivence linguistique, sous toutes ses formes.

2. Connivence linguistique immédiate

Les interlocuteurs parlent tous la même langue. Il importe de nous demander s’il suffit de parler la même langue ou le même langage pour nous comprendre. La réponse est évidemment non :

Nos étudiant(e)s ne réussissent pas toutes et tous dans nos cours alors que nous parlons la même langue, à quelques différences près (je parle ici de la langue d’enseignement). Cela prouve à suffisance qu’il y a d’autres facteurs qui président à la compréhension mutuelle.

Il importe également de nous poser la question du niveau requis pour affirmer qu’on s’est bien fait comprendre ou qu’on a bien compris. Cet aspect est bien intéressant mais complexe et difficile à évaluer objectivement. Cependant, je dois souligner que c’est la cohérence des interactions qui détermine le niveau d’intercompréhension. A toutes fins pratiques, l’intercompréhension résulte de la co-construction du sens, c’est-à-dire de l’interproduction.

  1. Aspects méthodologiques

En préparant cet exposé, je me suis adressé à deux collègues du Nord, qui ont conduit leurs recherches doctorales/postdoctorales respectivement au Rwanda et en Tanzanie. Je leur ai demandé si elles ont éprouvé des difficultés de communication sur le terrain. Leurs réponses empiriques m’ont permis de ranger les obstacles en deux catégories.

La première me répondit par email :

If you want a story about misunderstanding I can tell you: Neither of us were native speakers of English, but English was our medium of communication. I had an assistant whose job mainly was to translate. Before deciding to stay in the remote village we met the father who worked in the village. He offered us a house to stay in (very cheap). As I did not know about the environment and conditions, I asked him about the hut/house. He answered (as I heard it): A bishop has stayed there. I thought: If a bishop has stayed there it must be ok - not that bad. The room was not at all nice and quite disappointing to me. I just had to accept it, but thought that it was too poor to host a bishop. After some weeks, we met a young white girl in another village. My assistant points at her and says: There' a 'bishop' - A bishop?, I ask. Yes, - a bishop, my assistant answers. Suddenly I got it . The pronunciation of bishop' and 'peace corps' was exactly the same, when pronounced by my assistant! Bad English - and me thinking about clergy, as the priest told me about the room/house.... As neither of us were native speakers we at times had problems understanding each other. [bi:s/ʃɔ:] and when I said /ˈbɪʃəp/ , that is the correct pronunciation, she confirmed that it was a 'peace corps'

La seconde m’écrivit : Des fois j'avais du mal à m'exprimer comme je voulais, en particulier quand je posais des questions en entretien. Des fois, mes participants ne comprenaient pas mes questions, et je devais les reformuler. En même temps, mes participants m'ont dit souvent qu'il n'y avait pas de mot en français pour ce qu'ils voulaient dire.

Les deux témoignages montrent implicitement que les obstacles majeurs sont de deux ordres : linguistiques et extralinguistiques, c’est-à-dire socioculturelles.

3. Les défis de l’intercompréhension

3.1. Les barrières linguistiques

Elles portent essentiellement sur la phonétique, la syntaxe et le lexique

  • Phonétique

Tout le monde a son accent, les codes phonétiques diffèrent d’une langue à l’autre. Afin de bien comprendre le message, le locuteur doit bien entendre et parfois, il doit attendre et réfléchir sur ce qui lui a été dit.

L’anecdote du bishop vu plus haut l’illustre bien. Ci-après, une autre plus amusante, très connue dans les milieux swahilophones : celle [KATANDEVU].

Un swahilophone barbu, en quête d’emploi, venait attendre devant le bureau d’un employeur. Une fois, l’employeur qui le voyait sans savoir trop ce qu’il voulait lui dit «Qu’attendez-vous? », en swahili cela sonne Kata ndevu qui signifie coupe ta barbe. La personne a couru vite faire couper sa barbe. À son retour, l’employeur lui a posé la même question. Finalement, l’intéressé n’a pas compris. Elle a dit «Nimekwisha zikata!» (mais, je l’ai coupée).

  • Syntaxe

L’organisation de la phrase relève d’une certaine compétence linguistique. Nous aimons surestimer nos compétences linguistiques pour des raisons de prestige voire de gagne-pain. Il suffit d’examiner nos CVs pour s’en rendre compte. Sur le terrain, l’interlocuteur, le traducteur affirmeront qu’ils connaissent bien la langue alors que ce n’est peut-être pas vrai. Il sied d’être très vigilant sur les compétences linguistiques. La syntaxe trahit.

  • Lexique

Le lexique d’une langue est adapté aux besoins sociaux des locuteurs, c’est une évidence. Selon Maurice Houis et Rémy Bole Richard (1977 : 63) « Le domaine lexical d’une langue correspond à la culture du peuple qui la parle, c’est-à-dire à son environnement, ses techniques, ses croyances, son expérience du monde ». Le Nord et le Sud n’ont pas les mêmes besoins. Leur expérience du monde est, par voie de conséquence, assez différente. Voilà ce qui complique la communication même par l’intermédiaire de la traduction. Le traducteur est souvent mis à l’épreuve par le pouvoir évocateur des termes, leur force, leur magie voire leur absence.

Pour traduire convenablement, il faut d’abord comprendre le message. Pour bien le comprendre, il importe de disposer des connaissances terminologiques appropriées. Je voudrais illustrer ces difficultés de traduction par trois exemples concrets tirés de mes recherches individuelles ou collectives.

T.1 Terminologies des liens de parenté

No

Kinyarwanda

French

English

Swahili

1

Umwâana

Enfant

child

Mtoto, mwana

2

umwâana wâacu

parenté lato

kinship lato

jamaa

Sensu

sensu

3

Baamwâana

beaux-parents

in-laws

mzazi mwenza

entre eux

4

bucurâ,

cadet, dernier-né

last born

mziwanda,

Umuhêrerezi

Kitindamimba

5

Ikibyâarâ

cousin croisé (2

mtoto wa

ème degré)

Binamu

6

Umubyâarâ

Cousin

cousin

Binamu

7

Umubyêeyi

Parent

parent

Mzazi

8

Data

papa, père

father

Baba

9

Daatâbukwê

beau-père

father-in-law

Babamkwe

10

daatâ wâacu

oncle paternel

Uncle

amu, ami

11

umwêendahâmwe,

Musaânzire

12

mweêne data

demi-frère/sœur

step/half

umbu;

côté père

ister/brother

dada/kaka wa

father side

Kambo

61

46

49

49

Ntakirutimana (2013: 12-14)

Cet extrait du tableau montre que les termes 5 et 12 n’ont pas de correspondants dans d’autres langues, malgré que les liens de parenté soient les mêmes à travers le monde. Les chiffres 61, 46,49 réfèrent au nombre de termes dans les langues respectives. La différence du nombre de termes interpelle.

Sur le plan lexical, on ne peut pas passer sous silence les particularités régionales : Les mots africains sont francisés et les mots français sont africanisés. Cet exemple tiré de Ntakirutimana (2018) est parlant : Vuvuzella, vouvouzela (n.f.) : long instrument d'origine sud-africaine semblable à un clairon, dans lequel les supporters mettent tout leur souffle pendant 90 minutes et qui peut émettre jusqu’à 130 décibels. Elle a été popularisée par la coupe du monde de 2010, organisée en Afrique du Sud (presque international).

Dans le français du Gabon (Ntakirutimana, 2018), le détournement des sigles et acronymes est encore plus illustratif, par exemple DVD, (n.f.; adj.) (Digital Video Disc) : dos et ventre dehors (femme qui s’habille de manière indécente)

L’incompétence linguistique entraîne également l’incompréhension, cela va sans dire. Il sied de connaître les termes appropriés à chaque domaine pour une meilleure communication. Il importe également d’avoir une maîtrise de la langue pour bien exprimer son message. En kinyarwanda, le terme inzoka réfère aussi bien aux vers intestinaux qu’aux serpents. Une personne non avisée pourra prendre l’un pour l’autre et dire qu’il a des serpents dans le ventre. Même chose pour quinine qui, phonétiquement, ressemble à ikinini en kinyarwanda et dont le sens est comprimé. Tout comprimé n’est pas de la quinine. Toute quinine n’est pas toujours sous forme de comprimé.

3.2 Barrières socioculturelles

Le fait que le locuteur non natif d’une langue l’utilise en la détachant de son contexte culturel, souvent à son insu, l’expose à la superficialité, au manque de clarté et de précision voire à l’incohérence. Le tout conduit à l’incompréhension.

L’accès à d’autres langues ne dépend pas seulement des ressemblances lexicales que nous venons d’examiner. Il présuppose une gymnastique de l’esprit et un respect des normes sociales. Il faut savoir ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire et le moment opportun pour le faire (parler ou se taire, se lever ou rester assis, etc..) au risque de s’exposer au malentendu, qui est synonyme d’incompréhension.

  • Préjugés : Le Blanc est appelé Muzungu. Les différentes significations ci-après dépendent du contexte : riche, civilisé, individualiste, ponctuel, organisé, et très rarement colon. L’Africain disposant de ces qualités peut se voir attribuer le même appellatif.
  • Organisation sociale : il sied de connaître l’organisation de la société impliquée (hiérarchie, religion, tribu, parti politique, tenue, tabous) pour mieux savoir à qui s’adresser en premier et comment le faire avec brio.
  • Priorités sociales: le sujet de recherche ou de coopération devrait être en phase avec les besoins sociaux pour rencontrer les sensibilités et favoriser la collaboration.
  • Us et coutumes: les pratiques sociales peuvent défier l’intercompréhension. Par exemple, l’heure et les noms de repas peuvent prêter à confusion. Petit déjeuner, déjeuner, dîner pour les uns. Petit déjeuner, dîner, souper, pour les autres. Au Sud, il n’est pas certain que tout le monde mange trois fois par jour et de manière préprogrammée.
  • Notion de temps : je ne parlerai pas ici de l’heure africaine qui réfère au non-respect de l’heure du rendez-vous qu’on attribue souvent sans raison aux Africains. Je voudrais plutôt insister sur le comptage des heures. Dans certaines langues, on compte les heures en fonction des différentes activités traditionnelles de la journée. Un grand défi pour le chercheur qui les ignore.

Si l’on admet que tout le monde compte les heures à l’Occident, force est de constater que certains vont dire : Nous avons/il est 7 heures voulant dire 13 heures. Leur comptage est littéral (de 1 à 12) : première heure, deuxième heure, troisième heure, etc.. C’est le cas pour swahili et le kirundi. Dans les échanges, il faudra faire très attention à cet aspect.

Conclusion

On aura vu que l’intercompréhension suppose des conditions assez rigoureuses auxquelles le chercheur doit faire très attention. Les aspects purement linguistiques constituent une condition nécessaire mais pas suffisante. La traduction à laquelle on a souvent recours pour assurer la connivence linguistique médiate n’est pas toujours possible ni utile. Elle connaît des limites qui influent inéluctablement sur l’intercompréhension, par voie de conséquence. En outre parler la même langue ne rend pas l’intercompréhension immédiate, il faut avoir des références socioculturelles en partage pour bien se comprendre. Bref, l’intercompréhension est nécessaire mais ses voies d’accès sont très complexes.

Bibliographie

Houis, Maurice et Rémy Bole Richard. (1977). Intégration des langues africaines dans une politique d’enseignement, Unesco/agecop

Ndibnu Messina Éthé & Evariste Ntakirutimana. (2018). « Défis et perspectives de la didactique des DNL en région multilingue » présentation aux XIème Journées Scientifiques du réseau Lexicologie, Terminologie, Traduction, Grenoble Alpes, 25-28 septembre 2018, sous le thème Lexique (s) et genre(s) textuel(s) : approches sur corpus

Ntakirutimana, Evariste. (2018) « Le français en Afrique » communication comme conférencier invité aux XIème Journées Scientifiques du réseau Lexicologie, Terminologie, Traduction, Grenoble Alpes, 25-28 septembre 2018, sous le thème Lexique (s) et genre(s) textuel(s) : approches sur corpus

Ntakirutimana, Evariste. (2013). Kinship Terminologies: Crossed Perspectives, Kinyarwanda, French,

English, Swahili, Editions of the National University of Rwanda

Sitographie

https://repositori.upf.edu/bitstream/handle/10230/22628/Treball%20%20Recerca%202014.pdf?sequence=1&isAllowed=y (octobre 2019)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Intercompr%C3%A9hension (octobre 2019)

file:///C:/Users/Evariste/Desktop/HERM_075_0131.pdf (octobre 2019)

http://publifarum.farum.it/ezine_articles.php?art_id=144 (octobre 2019)

https://www.opale.asso.fr/article340.html (octobre 2019)

https://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/82/151/la_connivence_linguistique_comme_objectif_dans_l_enseignement_apprentissage_du_francais_langue_etrangere.pdf (octobre 2019)

Biographie

Évariste Ntakirutimana est docteur en sociolinguistique de l’Université Laval, Canada, en 2001. Titulaire de la chaire coopération de l’ULB en 2019, Évariste est professeur titulaire au collège des Lettres et Sciences sociales de l’Université du Rwanda. Il a publié de nombreux articles sur la langue et la société. Il est le rédacteur en chef de Synergies Afrique des Grands Lacs, revue du GERFLINT, depuis sa fondation, en 2012. Ses intérêts de recherche portent sur l’analyse du discours, l’aménagement linguistique, la traduction, la théorie de la création et de l’implantation terminologique

Mis à jour le 5 novembre 2019